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Epiphanie

Ce texte, d'abord écrit à l'occasion d'une exposition à l 'abbaye de Cîteaux, est paru dans un numéro de la revue Christus consacré à l'expérience spirituelle. Parce que je crois que parfois, en peinture, c'est de cela aussi qu'il peut s'agir.

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J’ai posé devant moi un morceau de papier blanc, rempli d’eau claire un pot, aligné trois pinceaux et deux chiffons, ouvert la boîte de couleurs. Je suis assise au bord d’un chemin, ou chez moi à la table. J’ai le crayon à portée de main. Tout est prêt.

Je ne peins pas. Je regarde.

Longtemps.

Je ne suis plus que regard.

Contemplation.

Prendre le temps là où il manque, faire silence au cœur du bruit. Un espace s’ouvre dans le vacarme du monde et dans l’incessant bavardage de mes pensées. « Tout le malheur des hommes, écrit Pascal, vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » A l’écart de la dispersion à laquelle nous convie — à laquelle nous convoque — notre société de l’abondance et du divertissement, la feuille blanche est la chambre dans laquelle, enfin, je me tiens en repos.

Délivrée de moi-même.

Moi qui suis dans le monde aussi bien que du monde, je sais qu’à coup de tâches urgentes ou de récréations, je participe au grand tumulte au moins autant que j’en suis la proie. Mais j’ai de la chance : parfois vient le temps de la couleur et des pinceaux. Et dans le cadre accepté, éprouvé, de la « discipline » que je me suis choisie, dans l’immobilité enfin rejointe du corps et de l’esprit, je m’arrête.

Je pense à cette autre chambre qu’appelait de ses vœux la grande romancière anglaise Virginia Woolf : « une chambre à soi », la porte rabattue sur les fracas du monde et sur les exigences d’une vie tout entière vouée à la représentation sociale et aux soins du ménage.

Fermer la porte à clé. Débrancher le téléphone, éteindre les écrans. M’asseoir.

Autre chose, alors, peut advenir.

Epiphanie.

Dans l’absorption complète au coeur du sujet qui m’a menée là — dans la contemplation de ce vallon ensoleillé, de cette coupe chargée de fruits d’automne, de cet arbre dévoré de brouillard — dans l’écoute, dans l’accueil : une rencontre.

Survient le premier geste. L’eau répandue sur la feuille, la couleur qui fuse. Ce mélange de jaune et de cobalt qui se déploie et suggère la courbe d’une feuille. Cette goutte cramoisie qui en séchant figure le globe d’une cerise… Ne pas trop contraindre les pigments. Composer avec l’eau libre. Il y a dans l’art de l’aquarelle une simplification du geste. En renonçant à imposer ma volonté, je la remplace par une attention fine à ce qui se joue sur la feuille.

Sans avoir à le penser, je recours au geste technique, ce merveilleux scripteur de la réalité qui me traverse ! Toute la méthode acquise ne vise peut-être qu’à ceci : sans plus penser à rien, faire du pinceau un prolongement naturel du geste, un substitut du corps. Il n’est pas nécessaire de penser à ses pieds pour marcher — celui qui s’y essaie n’ira jamais bien loin car il risque fort de tomber. De même ce n’est pas en pensant que l’on peint.

Alors, accueillir ce qui advient. Me laisser traverser. Passer pour ainsi dire du raisonnement à la résonance. Comme dans le silence de la contemplation, quelque chose se donne. Comme dans le dépouillement de l’ascèse, quelque chose se passe.

Faire la place, donc, pour cet « autre chose ».

Est-il prétentieux ou stupide de souligner que toutes les religions en passent par ce désencombrement ? Se perdre pour se trouver. Mourir pour vivre... Bien entendu, je n’en suis pas là : voyez la grande mystique à genoux sur son talus, penchée sur un liseron ! Mais du moins, par la vertu du dessin, tenté-je d’en prendre la direction plutôt que de m’en éloigner.

Voici le temps du long travail. C’est l’artisan aux mains patientes qu’il faut être, familier du bois et de la pierre, de la terre et de l’eau. Au service de ce qu’il réalise, en camaraderie avec les matériaux qu’il emploie. Qui du labeur du jour ne retient rien pour lui que l’amour de la tâche menée à bien.

Humilité. Humus.

M’enfouir.

Et tout ce que je peins : l’aimer.

Porter sur lui ce regard d’amour — au sens ou Dostoïevski écrivait qu’aimer quelqu’un c’est le voir tel que Dieu voudrait qu’il soit. Ce liseron, cette cerise : les regarder longtemps. Les voir dans leur éternité, dans leur immanence. (Le Renard de Saint-Exupéry aurait dit « les apprivoiser »). Porter sur toute chose le regard bienveillant du Créateur soucieux de sa Création. Être par là reliée au monde qui ainsi, au fil des années, se peuple de vallées et d’orages, de ronces et de ciels de neige, de noisettes et de champs de blé qu’un jour j’ai pris le temps d’aimer.

 

 

Parfois quelque chose est donné. Nous n'avons pas d'autre mérite que de savoir l'accueillir. A mesure que je sème dans ma vie ces instants de pause et de dépouillement, ces temps d’accueil et de contemplation qui scintillent sur mon chemin comme autant de petits cailloux blancs, ils s’additionnent et s’incorporent, rendant ma vie un peu plus légère peut-être, la dotant d’un rien de transparence — manière de laisser passer la lumière. Mieux reliée au vivant qui m’entoure, au silence qui en mon coeur se fraye une place.

Peindre : cet artisanat heureux, cette œuvre de douceur me désigne chaque jour davantage une place qu’avec gratitude je veux bien faire mienne.

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